Denis-Emmanuel Philippe

Pourquoi l’échange automatique de données pourrait conduire à un bain de sang fiscal

Denis-Emmanuel Philippe Avocat-associé Bloom Law - Maître de conférences (ULg)

Le changement du climat fiscal international est une réalité tangible. Pour les Belges qui planquent leur patrimoine à l’étranger, la température grimpera cette année plus rapidement que jamais. Ce réchauffement climatique procède de l’intensification de l’échange automatique des données financières, conduisant à l’effritement du secret bancaire sur la scène internationale.

1. Les Belges qui ont logé leurs capitaux noirs dans des structures de capitaux (offshore)

Deux habitants du Royaume, monsieur Janssens et monsieur Peeters, ont placé des capitaux noirs (par exemple une succession non déclarée ou des revenus professionnels non déclarés) dans une structure de capitaux étrangère.

Dans les années ’90, monsieur Janssens a logé son argent noir dans une société holding “1929” de droit luxembourgeois. La holding 29 avait beaucoup de succès à l’époque auprès des Belges, car il s’agissait d’un véhicule discret et exonéré d’impôt. Sous la pression de la Commission Européenne, le Grand-Duché a aboli la holding 29 et instauré une autre structure patrimoniale privée attrayante: la SPF (“Société de gestion de patrimoine familial“). Monsieur Janssens a donc converti sa holding 29 en une SPF. La SPF détient aujourd’hui un portefeuille-titres composé d’actions et d’obligations. Cette construction juridique est pour l’instant dans l’oeil du cyclone. Depuis 2014, monsieur Janssens doit en effet renseigner l’existence de la SPF dans sa déclaration à l’impôt des personnes physiques. Il a toutefois omis de le faire. La SPF est en outre soumise à un impôt par transparence depuis 2015, la fameuse “taxe Caïman”. Cela signifie que les revenus (intérêts, dividendes…) perçus par la SPF sont imposés directement dans le chef du fondateur (monsieur Janssens). Monsieur Janssens n’a néanmoins pas mentionné les revenus mobiliers recueillis par la SPF dans sa dernière déclaration à l’impôt des personnes physiques.

Récemment, le scandale des Panama papers a mis en lumière que des Belges se cachent aussi derrière des structures offshore plus exotiques. C’est ainsi que monsieur Peeters a logé son argent noir dans une société panaméenne, qui a placé ces fonds sur un compte bancaire au Luxembourg. Une telle construction juridique tombe (tout comme la SPF) sous l’obligation déclarative des constructions juridiques et dans le champ d’application de la taxe Caïman. Dans sa déclaration à l’IPP, monsieur Peeters a toutefois négligé (i) de mentionner cette construction et (ii) de déclarer les revenus perçus par cette construction juridique.

Messieurs Janssens et Peeters sont restés jusqu’à présent sous les radars. Le secret bancaire luxembourgeois faisait obstacle à toute transmission des données bancaires vers le fisc belge. Les capitaux noirs sont ainsi restés à l’abri, échappant à toute imposition. Ce qui a permis à messieurs Janssens et Peeters de rester impunis.

La donne est toutefois en train de changer. Pour s’en convaincre, il suffit d’avoir égard à l’échange automatique des données bancaires qui démarre cette année. En vertu du CRS (“Common Reporting Standard”), la nouvelle norme en matière d’échange automatique d’informations financières, la banque luxembourgeoise va, au plus tard à la fin du mois de juin 2017, devoir transmettre au fisc luxembourgeois les informations financières suivantes se rapportant aux périodes d’imposition à compter du 1er janvier 2016:

  • le solde du compte de la société (SPF ou société panaméenne) à la fin de l’année 2016;le montant brut total des intérêts, des dividendes versés sur le compte de la société au cours de l’année 2016; le produit brut total de la vente d’actifs financiers versés sur le compte de la société au cours de l’année 2016 ; l’identité du bénéficiaire économique (messieurs Janssens et Peeters), son adresse, son Etat membre de résidence (en l’occurrence, la Belgique) et son numéro d’identification fiscale

Ces informations seront ensuite transmises à l’administration fiscale belge en septembre 2017 par les autorités fiscales luxembourgeoises.

Aussitôt que l’administration fiscale belge aura reçu cette panoplie d’informations financières de ses collègues luxembourgeois et qu’elle aura pu constater que celles-ci ne se retrouvent pas dans la déclaration fiscale de messieurs Janssens et Peeters, les problèmes vont commencer. En tête de la “to do list” du fisc belge figurera vraisemblablement l’envoi d’une demande de renseignements à messieurs Janssens et Peeters. Cette démarche doit permettre au fisc belge d’enquêter sur (i) l’origine du capital, mais aussi de vérifier si (ii) la SPF / société panaméenne est simulée (est-ce une pure société boîte aux lettres ?), (iii) la SPF / société panaméenne a procédé à des distributions, (iv) la taxe Caïman a été appliquée correctement (à partir de l’exercice d’imposition 2016) etc. Le fisc dispose, on le voit, de suffisamment de munitions…

De tels dossiers de fraude peuvent en outre donner lieu à des poursuites pénales et à une condamnation en raison des délits de blanchiment sous-jacents. Rappelons que le simple transfert des capitaux noirs sur le compte bancaire de la SPF/société panaméenne et la gestion ultérieure de ces fonds peuvent constituer dans le chef de messieurs Janssens et Peeters (et des professionnels qui les ont assistés), un risque de qualification pénale de blanchiment. C’est également le cas si les capitaux, qui ont été logés dans la SPF / société panaméenne, sont fiscalement prescrits. Ce risque pénal n’est pas purement théorique. Je me bornerai à relever ici la récente poursuite d’une dame nonagénaire, qui a défrayé la chronique. En l’espèce, la fraude fiscale présumée a eu lieu il y a une quarantaine d’années ; il s’agit donc d’une fraude fiscale prescrite depuis longtemps. La dame risque néanmoins de voir l’ensemble de son patrimoine confisqué.

Il est donc vain de penser que l’on peut, aujourd’hui encore, dissimuler son patrimoine dans une construction juridique en restant impuni.

2. Les Belges qui ont logé leurs capitaux noirs dans des produits d’assurance

Prenons maintenant l’exemple de monsieur Dupont, un résident belge qui a souscrit une assurance-vie luxembourgeoise de la branche 23 (sans garantie de rendement) et payé les primes grâce à des capitaux noirs. Le contrat d’assurance-vie ne devait pas être déclaré; il en allait de même des revenus de ce produit en vertu de la non-imposition de principe des produits d’investissement du type branche 23. Ce n’est un secret pour personne : certaines compagnies d’assurance luxembourgeoises ont vendu ce produit d’épargne comme des petits pains à leur clientèle privée belge. Leur argument de vente: en souscrivant à pareil produit, les particuliers belges sont en mesure de (i) se mettre en ordre pour l’avenir et (ii) d’attendre patiemment l’écoulement du délai de prescription des impôts dus pour le passé, sans avoir à sortir de l’eau. Les compagnies d’assurance ont cependant “oublié” d’ajouter que cette pratique (transférer des capitaux noirs dans un produit d’assurance) constitue un délit de blanchiment passible de poursuites pénales…

Le législateur belge est intervenu en introduisant, en 2012, l’obligation déclarative d’assurances-vie étrangères. L’objectif poursuivi consistait à fermer une sortie de secours pour les patrimoines qui cherchent à se dissimuler au travers des montages recourant à des assurances-vie étrangères. C’est bien beau tout ça. Mais qu’en est-il si monsieur Dupont n’a pas déclaré son produit d’assurance-vie dans sa déclaration à l’IPP ? La probabilité de se faire prendre la main dans le sac était très faible, en l’absence de transmission d’informations du Luxembourg vers la Belgique. Pourquoi irait-il se jeter dans la gueule du loup en déclarant son contrat d’assurance-vie luxembourgeois au fisc belge, avec le risque que celui-ci enquête sur l’origine du capital ? Résultat: monsieur Dupont n’a rien déclaré du tout et est resté impuni.

Ici aussi, les cartes ont été rebattues. On notera en effet que le “Common Reporting Standard” englobe aussi les produits d’assurance du type branche 21 et branche 23. À partir de cette année, la compagnie d’assurance luxembourgeoise devra par conséquent transmettre des informations concernant la police d’assurance au fisc luxembourgeois, en particulier le nom du preneur d’assurance (monsieur Dupont) et la valeur de la police au 31 décembre 2016. Ces données seront transmises dans la foulée par les autorités fiscales luxembourgeoises à l’administration fiscale belge. Monsieur Dupont sera donc démasqué.

3. Régularisation

La hausse de la température se fera indubitablement sentir pour les fraudeurs invétérés: le réchauffement climatique est pour eux une inconvenient truth.

Pour un Belge qui a déposé de l’argent noir sur un compte bancaire étranger (directement ou indirectement par le biais d’une structure patrimoniale privée) ou dans une police d’assurance auprès d’une compagnie étrangère, mon conseil est sans nul doute de tirer parti, le plus rapidement possible, de la nouvelle régularisation fiscale. Celle-ci offre, moyennant le paiement d’un prélèvement, une immunité fiscale relative aux revenus non déclarés, mais aussi une immunité pénale concernant le délit de blanchiment des profits de la fraude fiscale. Il est d’ailleurs piquant de constater que le législateur prévoit explicitement la possibilité de régulariser des revenus de constructions juridiques (telles que la SPF ou la société panaméenne) et des revenus résultant de contrats d’assurance-vie étrangers…

4. Existe-t-il encore des échappatoires ?

Pourtant, il existe encore des possibilités d’échapper à l’échange automatique des données. Quelques exemples.

Imaginons maintenant que monsieur Peeters a logé ses capitaux noirs dans une société panaméenne qui détient un compte auprès d’une banque suisse (une situation également très fréquente dans la pratique). La Suisse va également échanger les données bancaires dans le cadre du CRS, mais seulement en 2018 (la Suisse est ce que l’on appelle un “late adopter“). Si monsieur Peeters transférait son domicile fiscal vers la juridiction où l’institution financière est située (c.-à-d. l’institution financière auprès de laquelle la société panaméenne a ouvert son compte, la Suisse) avant la fin de la période imposable (donc avant le 31 décembre 2017), la Suisse n’échangera pas d’informations vers la Belgique en 2018. Une conclusion analogue s’impose dans l’hypothèse où monsieur Peeters transférait son domicile fiscal vers un pays qui est une juridiction non partenaire, c’est-à-dire un Etat qui ne communique pas les informations sur la base de la norme commune CRS (par exemple : Hong Kong, Singapour, les Etats-Unis, Dubaï…). Il est vrai que certains de ces pays se sont engagés à participer à l’échange automatique des données, mais ces “commitments” ne sont que des engagements politiques sans la moindre valeur juridique…

5. Qu’en est-il des sociétés multinationales qui font de la planification fiscale internationale ?

Les sociétés multinationales qui font de la planification fiscale internationale n’échappent pas à cette évolution. Je pense en particulier à (i) l’extension de l’échange automatique d’informations aux rulings fiscaux et accords en matière de prix de transfert et (ii) le reporting pays par pays (Country by Country reporting) pour les sociétés multinationales déployant leurs activités en Belgique. Ces initiatives conduiront à une efficacité accrue des contrôles fiscaux liés au transfert de profits par des sociétés belges vers des juridictions faiblement taxées. Le fisc belge détectera dorénavant beaucoup plus rapidement les profits qui ne sont taxés dans aucune juridiction et essayera de réclamer sa “fair share of taxes“. Je reviendrai sur ce point dans une prochaine contribution.

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