“Daech est capable de mettre sens dessus dessous les marchés financiers”

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Pour l’expert Byron Wien, la Bourse est prise en otage par le manque d’assurance des investisseurs. Il prédit néanmoins que, dans l’attente de résultats bénéficiaires plus satisfaisants, l’indice élargi S&P 500 terminera l’année “confortablement” dans le vert. Si le spécialiste ne craint pas une récession, ses prévisions au sujet de l’Amérique sont sombres. Il nous a reçu dans son appartement new-yorkais.

“Les actions ne sont certes pas bon marché, analyse le sympathique octogénaire, bien carré dans son fauteuil, mais leur cours pourrait être bien plus élevé encore. A un rapport cours/bénéfice de 17, je ne crains pas l’explosion d’une bulle. La perspective d’une augmentation des taux ne m’effraie pas davantage.”

Si la Fed, la banque centrale américaine, décidait en 2015 encore de relever (pour la première fois en 10 ans) son taux directeur, il ne se passerait pas grand-chose. “La question suscite trop d’attention. Si les taux sont relevés, ce sera dans une mesure ténue, capable il est vrai de donner une petite claque aux marchés des actions, pas d’enclencher un mouvement baissier”, analyse Byron Wien. D’après qui les cours boursiers pourraient céder quelque 10 %. “Serait-ce grave ? Non. Depuis combien de temps n’avons-nous pas assisté à une telle correction ? Les Bourses ne sont tout simplement plus aussi sensibles à l’évolution des taux que jadis. Même lorsque les taux directeurs remonteront enfin, les taux d’intérêt demeureront extrêmement faibles”, ajoute-t-il. Bien que les marchés boursiers ne soient pas à l’abri d’une chute, Byron Wien, éternel optimiste, mise sur un rétablissement rapide.

Entreprises trop frileuses

Simultanément, il prévient que les valorisations actuelles s’expliquent en grande partie par la politique d’injection massive de liquidités dans le système. “La Réserve fédérale a mis 95 ans à se constituer un bilan de 1.000 milliards de dollars. Celui-ci s’élève aujourd’hui à 4.500 milliards !” D’après ses calculs, l’injection de 3.000 milliards de dollars a fait grossir les Bourses de 13.000 milliards depuis 2009. Interrogé, celui qui fait autorité en la matière refuse toutefois de conclure en un gonflement artificiel des cours.

Pour Byron Wien, il est clair que cette politique a, sur le plan social, des effets indésirables. “La plupart des Américains n’ayant pas de portefeuille d’actions, ils n’en profitent pas comme je peux le faire. Nombre d’entreprises affichant une valorisation élevée sont en outre de maigres pourvoyeuses d’emplois. Et les grandes sociétés investissent trop peu. Cela me déprime, parfois. Les enseignes s’occupent de financial engineering : elles amplifient le bénéfice par action en achetant des titres et diminuent leurs coûts en licenciant et en s’offrant des firmes concurrentes. Alors qu’en vérité, le chiffre d’affaires et le bénéfice réel de la plupart d’entre elles sont systématiquement décevants. Tout cela n’est qu’un écran de fumée. Les entreprises américaines feraient mieux de s’atteler à créer de nouveaux produits de qualité et à les commercialiser aux quatre coins de la planète ; elles sont beaucoup trop frileuses sur ce plan.”

Géopolitique

Pendant des décennies, Byron Wien a compté parmi les personnalités les plus influentes de Wall Street. Analyste et stratège chez Morgan Stanley, il s’est fait connaître en émettant chaque année une douzaine de prévisions très largement suivies — qui ne se sont pourtant pas toujours révélées exactes. La sélection d’actions individuelles n’a jamais été son fort ; c’est au contraire sa capacité à considérer les choses selon une perspective plus large qui l’a rendu célèbre. Byron Wien a la réputation d’être un indécrottable optimiste. Après 21 ans passés au sein de la banque d’affaires, il a intégré en 2009, à l’âge où d’autres ont depuis longtemps fait valoir leurs droits à la retraite, Blackstone, pour qui il est à la fois conseiller en investissements et coach. Ses analyses boursières sont disponibles en ligne, car il enregistre régulièrement des podcasts en collaboration avec le fonds de private equity.

“A l’heure actuelle, le monde doit se préoccuper davantage de ses aspects géopolitiques qu’économiques. C’est le conflit au Moyen-Orient qui m’inquiète le plus. Daech, mouvement terroriste non spécifiquement lié à un Etat, est capable de mettre sens dessus dessous les marchés financiers. Le plus grand danger est sa volonté de créer un califat sunnite au Moyen-Orient et d’attirer l’Arabie saoudite dans sa sphère d’influence.” Ce qui, d’après notre expert, pourrait frapper à la fois le marché du pétrole, l’économie américaine et même les marchés boursiers. “Le plus fou, ajoute-t-il, est que les CEO américains ne se préoccupent pas outre mesure du problème ; ils sont bien trop concentrés sur des détails.”

“Les républicains n’ont aucune chance”

La manière dont se déroule la course à l’élection présidentielle ne peut qu’inquiéter l’investisseur, affirme Byron Wien. Pour lui, les républicains n’ont aucune chance ; cela le préoccupe, car Wall Street a toujours moins aimé les présidents démocrates. Il est par contre vraisemblable que les républicains continuent à dominer le Congrès. L’octogénaire dit s’être longuement entretenu le matin même avec Marco Rubio, un des candidats républicains. “Il a de bonnes idées, mais ce ne sera pas lui, affirme sur un ton décidé celui qui se qualifie de ‘sorte de démocrate’. Je ne pense pas non plus que Jeb Bush arrive à la Maison Blanche. Il promet une croissance économique de 4 % par an. J’ai contrôlé : c’est quasi impossible. Soyons déjà bien contents si l’économie du pays croît durablement de 3 % par an”, calcule-t-il. Pour l’instant, Byron Wien table plutôt sur une confirmation des 2 % actuellement en vigueur aux Etats-Unis.

L’homme a également une opinion sur l’Europe, où il se rend régulièrement. Il prédit la résolution de la crise de l’euro depuis cinq ans. Ce en quoi il a désormais raison. “La Grèce ne représente que 2 % de la production de l’économie européenne. Mais ni les Grecs, ni l’Europe, ni le reste du monde, n’ont intérêt à ce qu’un scénario de sortie se concrétise. Angela Merkel n’a aucune envie de prendre ce risque pour un acteur mineur comme celui-là. L’économie grecque s’appuie sur le tourisme et les olives. Les Allemands craignent un effet boule de neige, dont les conséquences mécaniques seraient incalculables.”

Bien que tous les problèmes ne soient pas encore résolus, Byron Wien ne croit pas au divorce. “Personne au monde n’attend cela. Angela Merkel ne va pas laisser faire. La Grèce restera dans la zone euro.” Byron Wien se dit par contre préoccupé par la crise des réfugiés. “Le redressement européen était déjà timide, l’afflux de migrants pourrait bien le faire capoter”, prédit-il. Pour le vieil homme, la croissance ne dépassera pas 1 à 1,5 %.

Inégalités sociales

Byron Wien nous reçoit au huitième étage d’une luxueuse tour de Park Avenue, dans l’Upper East Side. Les murs de son appartement aménagé de façon classique sont garnis de séculaires tableaux représentant des voiliers — le maître des lieux voue un amour sans faille aux sports nautiques. Byron Wien est marié à Anita Volz, une spécialiste de l’analyse politique. La table du salon est jonchée d’ouvrages : The Wright Brothers de David McCullough, Redeployment de Phil Klay ou encore Steve Jobs par Walter Isaacson. Byron Wien lui-même ne dédaigne pas prendre la plume. Il a cosigné en 1995 avec George Soros la bibliographie intitulée Soros on Soros – Staying Ahead of the Curve. C’est à cette époque-là seulement qu’il a appris à analyser en profondeur le marché des devises.

Avec son appartement de millionnaire qui surplombe le quartier le plus cher de New York, à quelques pas seulement de chez Blackstone, et sa résidence secondaire construite sur une plage des Hamptons, Byron Wien se sait privilégié. Le creusement des inégalités sociales aux Etats-Unis préoccupe cet homme qui fait partie du pour cent des Américains les plus riches. Nombre de ceux-ci résident dans la même rue que lui, qui n’est pourtant pas né avec une cuillère en argent dans la bouche.

“Mon père était une sorte de communiste, se souvient-il. Il ne m’aurait jamais envoyé dans une école privée ; aujourd’hui, les New-Yorkais qui inscrivent leurs enfants dans un établissement public en rougissent. La fracture sociale est réelle. J’ai de nombreux amis ici, sur Park Avenue. Ils ont une auto blindée avec chauffeur, ils n’empruntent jamais le métro.”

D’après Byron Wien, ces gens ne cessent d’évoquer le creusement des inégalités sociales aux Etats-Unis. “Mais ils ne sont jamais en contact avec l’Américain de la rue”, déplore-t-il. Et de prédire que cette fameuse fracture va faire beaucoup parler d’elle ces prochaines années. Les républicains ne pourront pas réintégrer la Maison-Blanche aussi longtemps qu’ils ne s’attaqueront pas au problème. “Ils vont devoir s’y résoudre, s’ils veulent élargir leur base. Cette formation n’a aucun avenir si les électeurs continuent à la considérer comme un parti de nantis.”

“Socialites” new-yorkais

Byron Wien et son épouse sont ce que l’on appelle des socialites new-yorkais. Actifs dans les domaines de l’art et de la philanthropie, ils entretiennent un réseau d’une taille phénoménale. “La chance joue un grand rôle dans la vie, estime l’homme. Il n’existe aucun moyen plus efficace d’avoir beaucoup de chance que de connaître autant de gens que possible.” Lorsqu’il rencontre quelqu’un pour la première fois, il lui demande souvent de lui raconter l’expérience la plus édifiante qui lui soit arrivée avant l’âge de 17 ans. “Je suis convaincu que les événements marquants survenus dans la jeunesse ont une réelle influence sur ce qui suivra”, affirme-t-il, dans une de ses leçons de sagesse.

Cette conviction, bien sûr, s’appuie sur sa propre expérience. Le bonheur et la richesse ne lui sont pas tombés du ciel. “La vie ne me réservait rien de bon, relate Byron Wien, né en 1933, pendant la Grande Dépression. Je viens d’une famille juive ordinaire de la classe moyenne. Mon père, médecin, est mort d’une défaillance cardiaque lorsque j’avais neuf ans. Cinq ans plus tard, c’est ma mère qui nous a quittés. Je suis allé m’installer dans le petit appartement de ma tante, à Chicago. J’ai dû travailler pendant les vacances et les week-ends. Un beau jour, le directeur de l’école m’a convoqué ; il m’a demandé si j’avais un costume et si j’avais déjà entendu parler de Harvard.”

Cette université d’élites de la côte Est était en quête d’adolescents doués inscrits dans des écoles publiques. Le directeur avait jeté son dévolu sur Byron Wien, à qui il a dûment recommandé de “ne pas faire l’idiot”. Sa réussite à Harvard a radicalement changé sa vie. “Je pense que tout est beaucoup plus difficile aujourd’hui. Un quart des adolescents américains ne terminent pas l’école secondaire. C’est inquiétant, car le monde est plus concurrentiel qu’à mon époque ; à l’heure actuelle, même la fonction la plus élémentaire exige un diplôme universitaire.”

Déclin américain

C’est lorsqu’il parle des Etats-Unis que Byron Wien se montre le plus pessimiste. Le déclin américain est d’après lui entamé depuis des années déjà. “Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis représentaient 50 % de l’économie de la planète ; nous n’en sommes plus aujourd’hui qu’à 22 %. Je pense que 1980 a constitué une année charnière. C’est à ce moment-là que l’on a réellement commencé à parler de mondialisation, phénomène qui a tari l’emploi dans l’industrie de fabrication. Les Etats-Unis sont devenus une sorte d’économie de services, au sein de laquelle l’industrie manufacturière ne compte plus que pour 10 %.Nos aptitudes concurrentielles à l’échelon international sont tout au plus moyennes.”

Quid des nombreuses innovations ? Est-il faux de dire que presque tous les géants de la technologie et de l’Internet viennent de ce côté-là de l’Atlantique et que l’Europe est gravement à la traîne ? Pour Byron Wien, la réponse est ambigüe. “Apple est une magnifique enseigne qui, même sans Steve Jobs, se porte on ne peut mieux. Au quatrième trimestre de 2014, un quart des bénéfices totaux du S&P 500 ont été générés par Apple.” Sous-entendu : cela en dit long sur le reste de l’économie. L’expert souligne en outre que l’économie de l’Internet ne contribue que dans une mesure limitée aux chiffres de productivité du pays. “Ceux-ci accusent un sérieux retard. Or, lorsqu’un pays échoue à améliorer sa productivité, c’est toute sa prospérité qui est au point mort.”

Gerben van der Marel

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