Joailliers et négociants en or ne sont plus les bienvenus dans les banques

Les banques sont peu enclines à travailler avec les négociants en or et les joailliers, surtout avec la Chine ou le Moyen-Orient. © Getty Images
Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

La lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme s’intensifie en Belgique. C’est une excellente chose. Revers de la médaille: l’accès aux banques par les secteurs les plus risqués devient mission impossible.

“Rien que l’an passé, une dizaine de mes clients ont été mis à la porte de leur banque, déplore Dave Van Moppes, avocat chez Tuerlinckx Tax Lawyers. Attention: les banques peuvent naturellement statuer sur n’importe quel dossier individuel. Le joaillier qui dépose beaucoup de liquidités et ne répond pas aux questions qui lui sont posées peut effectivement être source de problèmes. Mais ce qui se passe actuellement n’est pas circonscrit à ce genre de cas, tant s’en faut. Nous parlons de secteurs qui, parce que des objets de grande valeur y changent de main, sont en théorie plus susceptibles de faire l’objet de pratiques de blanchiment que ceux qui ne brassent que de petits montants ; comme ces secteurs sont plus difficiles à contrôler, les banques préfèrent s’en débarrasser.”

En juin 2020, la banque où nous étions clients depuis 20 ans, nous a mis à la porte. Elle a commencé par fermer les comptes de la société, puis les comptes privés, sans explications. Et sans préavis, non plus.”

Christiaan Van der Veken (joaillier)

Chez Squadrat Advocaten, Luc Stolle défend sept clients à qui la mésaventure est arrivée. Depuis les années 1990, les banques sont tenues d’aider les autorités à identifier l’argent noir. Au départ, il leur suffisait de cocher des cases sur l’un ou l’autre formulaire. Mais la surveillance s’est considérablement intensifiée au fil des ans: la Banque nationale vient désormais s’assurer sur place que des efforts suffisants sont déployés pour détecter les fraudeurs ; à défaut, l’établissement risque de lourdes amendes.

L’Europe en est à sa sixième directive contre le blanchiment, dont la transposition en droit belge est impérative. “Les risques sont plus précisément définis depuis la quatrième directive, analyse Dave Van Moppes. Ils peuvent être de nature individuelle, géographique (songez aux pays qui hébergent de nombreuses organisations terroristes, Ndlr) ou sectorielle. C’est aux banques qu’a été confié le soin de les gérer. Lorsqu’elles détectent un risque élevé, elles doivent multiplier les contrôles, ce qui a un coût. Il n’est pas rare que, par facilité, elles choisissent de s’en débarrasser.”

6 directives européennes ont été édictées contre le blanchiment, dont la transposition en droit belge est impérative.

Pas d’explications

D’après les échos que nous en avons, le secteur des négociants en or est visé par de nombreuses décisions de fermeture de comptes. Jan Van Cutsem, fondateur et gérant de The House, un négociant en lingots d’or et en pièces d’or et d’argent, nous confie que Belfius menace de fermer ses comptes – pas seulement ses comptes professionnels, mais aussi ses comptes privés, de même que ses assurances incendie et auto. “L’oeuvre de ma vie risque de s’écrouler, nous annonce-t-il avec beaucoup d’émotion dans la voix. Sans comptes, je ne peux pas continuer à fonctionner. A travers mon entreprise familiale, ce sont mes enfants, qui y travaillent tous, de même que mes petits-enfants, qui sont menacés.”

La banque dans laquelle Jan Van Cutsem est client depuis plus de 20 ans l’a averti, sans beaucoup d’explications, de son intention de fermer ses comptes. D’après lui, elle ne veut plus de la clientèle des négociants en or, un secteur sensible à la fraude. “Les employés de l’agence sont gênés: je ne suis sur aucune liste noire, je n’ai rien fait de mal. Mais ils sont contraints de suivre les ordres du siège qui affirme que le négoce d’or présente un risque de blanchiment plus élevé que les autres activités. Belfius ne m’a pas réclamé le moindre bilan. Je l’ai à plusieurs reprises invitée à venir voir comment nous travaillions. Elle n’a jamais réagi.”

Quand on sait qu’un lingot d’un kilo coûte près de 50.000 euros, on comprend à quel point le négoce de l’or est propice au blanchiment. Le secteur a certainement ses branches pourries, mais n’est-ce pas le cas de tous? Il y a un an, Jan Van Cutsem avait déjà été mis à la porte de chez BNP Paribas Fortis. “KBC m’a ouvert des comptes, pour les fermer deux jours plus tard, déplore-t-il. La directrice de l’agence, que je connais depuis longtemps, n’en revenait pas. Le siège ne lui a donné aucune explication.”

Difficile de fonctionner

Dans sa quête d’une nouvelle banque, Jan Van Cutsem se heurte à des murs. Christiaan Van der Veken, de la maison de joaillerie Van der Veken, a vécu à peu près la même mésaventure l’an passé. “En juin 2020, ING Belgique, chez qui nous étions clients depuis 20 ans, nous a mis à la porte. Elle a fermé les comptes de la société, puis les comptes privés, sans explications. Et sans préavis, non plus. Mais ING n’est pas la seule à agir ainsi: Belfius et BNP Paribas Fortis font de même. Nous existons depuis 1952. Le SPF Economie et un bureau de certification indépendant retournent tout chez nous deux fois par an, sans jamais rien trouver. Nous sommes toujours extrêmement prudents lorsque nous acceptons un nouveau client. Nous ne faisons pas affaire avec n’importe qui.”

Dave Van Moppes (Tuerlinckx Tax Lawyers),
Dave Van Moppes (Tuerlinckx Tax Lawyers), “Lorsqu’elles détectent un risque élevé, les banques doivent multiplier les contrôles, ce qui a un coût. Il n’est pas rare que par facilité, elles choisissent de se débarrasser de certaines sociétés clientes.”© K. VAN EXEL

Si la Banque van Breda n’a pas encore montré la porte à Christiaan Van der Veken, c’est qu’il y rembourse encore un emprunt. “Elle nous a toutefois sèchement signifié qu’elle ne souhaitait plus rien avoir affaire avec ce qui touche aux montres, aux bijoux, à l’or et au diamant, précise-t-il. Impossible de savoir pourquoi. J’ai récemment tenté de renouveler un crédit remboursé: c’est quelque chose que la banque n’accepte pas dans notre secteur. Nous ne pouvons donc plus emprunter. Comment travailler, sans financement?

Christiaan Van der Veken pourrait, dit-il, écrire un livre avec toutes les difficultés que lui ont déjà posées les banques. “Il n’y a pas longtemps, j’ai dû envoyer plusieurs courriels et multiplier les coups de fil parce que je ne parvenais pas à effectuer un virement de 3.450 euros: j’ai dû le scinder entre un versement de 3.000 euros et un autre de 450. Le premier a mis près d’un mois pour parvenir à son destinataire. Il s’agissait pourtant du paiement d’une facture entre professionnels à la réputation irréprochable! Autre problème: nous avons conclu avec un groupe chinois un accord portant sur l’ouverture de magasins là-bas. Le premier paiement, passé par Beobank, a mis 28 jours à être validé par la fonction compliance (vérification par les services de la banque du respect des lois, Ndlr) de la banque. Pourtant, lorsque nous avions signé le contrat, la banque était au courant de tout et nous lui avions demandé si elle avait besoin de plus de précisions.”

Devises

Tous les négociants en or n’ont pas – encore – de problème. “Nous sommes jusqu’ici épargnés, mais certains des joailliers clients chez nous se plaignent effectivement qu’une banque après l’autre ferme leurs comptes”, témoigne un négociant qui préfère rester anonyme. Fruit du hasard ou non, les professionnels qui n’ont pas d’ennuis avec leur banquier sont souvent aussi des négociants en devises. Ils doivent, pour pouvoir exercer cette activité, être agréés comme bureau de change par la FSMA, l’Autorité des services et marchés financiers. Ils sont contraints de se plier à des procédures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, ce qui signifie qu’ils doivent contrôler l’identité du client, de même que la provenance et la destination des fonds. Si la FSMA n’est pas satisfaite de l’application des procédures, elle peut suspendre l’autorisation, comme elle l’a fait la semaine dernière avec Stevens & Cie. Ce bureau de change a donc chargé un conseiller externe de l’aider à mettre ses procédures au point.

Peut-être l’obligation de disposer d’un agrément a-t-elle l’heur de rassurer les banques. La FSMA souligne qu’elle ne surveille que les activités de change. “Le négoce d’or n’est pas concerné“, précise son porte-parole. Cela fait des années que Jan Van Cutsem supplie pour que son secteur soit plus réglementé: “Je peux vous dire là, maintenant, qui respecte scrupuleusement les règles et qui ne le fait pas. N’hésitez pas à venir passer une journée en nos locaux: nous n’avons rien à cacher. Nous n’avons quasiment pas de liquide, sauf pour les petites transactions. Tout se fait moyennant facture”.

Pour Jan Van Cutsem, fermer ses comptes revient à lui ôter le pain de la bouche. Il a donc décidé de se pourvoir en justice, avec l’aide du cabinet Squadrat Advocaten. “La concertation avec les banques n’a rien donné. Je n’ai plus d’autre possibilité. Je ne vois pas comment faire autrement pour permettre à mon entreprise de survivre”, résume-t-il. Car toute société est obligée d’ouvrir un compte ; et payer et se faire payer en liquide est impossible puisque la plupart des transactions en liquide sont limitées à 3.000 euros.

Compte à Dubaï

Les problèmes ont commencé il y a six ans, avec le secteur du diamant. Aujourd’hui, les négociants en or, les revendeurs de montres et les joailliers sont visés également. Febelfin, la fédération belge du secteur financier, se dit surprise. “Nous savons que certains diamantaires se sont plaints et nous ne pensons effectivement pas que leur dossier a beaucoup progressé ces derniers mois. En revanche, nous ne sommes pas au courant que des négociants en or, des revendeurs de montres et des joailliers auraient eux aussi des difficultés à ouvrir ou à conserver des comptes“, nous répond-on.

“Le secteur du diamant a exercé d’intenses pressions pour débloquer la situation mais en vain, relate Dave Van Moppes. Plus aucun diamantaire ne peut ouvrir de compte dans une banque belge et la plupart des comptes existants sont fermés. Ils n’ont donc d’autre choix que de se tourner vers le Royaume-Uni, la Suisse, Israël ou Dubaï, des pays qui exigent de toute façon, eux aussi, toute une série de contrôles.”

Les diamantaires se sont également adressés aux fintechs, comme Ebury ou Wise, spécialisées dans les paiements internationaux. “Or Ebury a subitement bloqué plusieurs comptes, s’indigne Dave Van Moppes. Ces diamantaires ont même dû passer par les tribunaux pour récupérer leur argent.” Bref, cette issue leur est fermée également. Quant aux cryptomonnaies, elles ne constituent pas encore une solution.

Christiaan Van der Veken a fini par s’adresser à la Banque nationale de Fujairah, un organisme réputé coté en Bourse d’Abou Dabi, dont les sièges sont situés à Dubaï et à Fujairah. La Banque nationale de Fujairah a ouvert une succursale à Anvers en 2019. “J’ai dû remplir un questionnaire de plus de 30 pages pour pouvoir y ouvrir un compte, qui me coûte 6.000 dollars par an, témoigne ce maître-orfèvre. Cet établissement n’accepte donc visiblement pas n’importe qui. Il lui faut deux à trois mois avant d’admettre un client.” Dave Van Moppes connaît la banque lui aussi: “Faute de trouver des interlocuteurs dans son propre pays, le secteur du diamant s’est mis en quête de banques étrangères désireuses de s’implanter en Belgique“.

Les employés de l’agence sont gênés: je ne suis sur aucune liste noire, je n’ai rien fait de mal. Mais ils sont contraints de suivre les ordres du siège.”

Jan Van Cutsem (négociant en or)

La Banque nationale de Fujairah s’est glissée dans l’espace laissé vide par l’Antwerpse Diamantbank qui, avant de plier bagages il y a six ans, appartenait au groupe KBC. “Je comprends parfaitement qu’une petite banque d’épargne ne connaisse pas suffisamment le secteur du diamant et de la joaillerie pour pouvoir en suivre les clients, raisonne Dave Van Moppes. A l’inverse, je n’accepte pas que tous les grands établissements refusent les diamantaires. Il s’agit d’un secteur parfaitement légitime.” Pour Christiaan Van der Veken, il ne fait aucun doute que les problèmes ont commencé avec la disparition de l’Antwerpse Diamantbank. “Cette expertise financière spécifique a été sacrifiée. Je ne comprends pas que le gouvernement ait accepté la fermeture de cet acteur de niche”, martèle-t-il.

Nombreux sont les diamantaires qui n'ont d'autre choix que d'ouvrir des comptes à l'étranger.
Nombreux sont les diamantaires qui n’ont d’autre choix que d’ouvrir des comptes à l’étranger.© Getty images

Service bancaire de base

“La difficulté consiste surtout à concilier l’accès aux banques et les mesures draconiennes qui régissent la politique de risque et en particulier, la législation relative à la prévention du blanchiment, résume le porte-parole de Febelfin. Le diamant est un secteur très risqué, ce dont attestent les rapports internationaux du Groupe d’action financière, l’organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les banques qui souhaitent être actives dans ce secteur doivent satisfaire à des exigences extrêmement strictes en termes de gestion des risques et de prévention du blanchiment. La législation relative à la prévention du blanchiment les oblige à adopter des mesures drastiques et les menace d’amendes élevées si elles ne se conforment pas scrupuleusement aux règles.”

Une partie du monde politique s’est émue de la situation. Publiée au Moniteur belge le 24 novembre, la loi du 8 novembre 2020 stipule que toute entreprise établie en Belgique a droit au service bancaire de base. Le projet de loi évoque spécifiquement l’horeca, le secteur du diamant et les entrepreneurs qui tentent de se remettre en selle après une faillite. “En vigueur depuis le 1er mai de cette année, la loi précise que toute entreprise qui s’est vu refuser, par au moins trois établissements de crédit, une demande d’ouverture des services de paiement au minimum, peut réclamer à la chambre du service bancaire de base du SPF Economie l’accès à ce service”, confirme le porte-parole de Febelfin.

Dès lors, où le bât blesse-t-il? Il s’avère que l’arrêté d’exécution n’est pas prêt. “Il manque des éléments essentiels, comme la chambre du service bancaire de base elle-même et la définition d’un certain nombre de mesures de minimisation des risques visant certaines entreprises au sein de secteurs identifiés”, nous répond Febelfin. Leen Dierick (CD&V), coauteure de la proposition de loi, a réclamé la semaine dernière, en commission Economie, des explications au ministre de l’Economie. Elle s’est dite préoccupée par le nombre élevé d’entrepreneurs, pour qui les choses sont déjà si difficiles, qui avaient placé tant d’espoir dans la loi. Une loi que Pierre-Yves Dermagne (PS) n’aura donc pas réussi à faire entrer en vigueur à la date prévue.

“Le but est que l’arrêté d’exécution soit adopté au début de l’automne, a répondu l’intéressé en commission. Il est essentiel qu’il soit conforme à la législation relative à la prévention du blanchiment, ce qui est compliqué et exige énormément de temps. Nous en sommes au stade des consultations des parties prenantes. Nous organiserons ensuite une concertation au sein du groupe de travail dans lequel la Banque nationale, la Cellule de traitement des informations financières, le SPF Finances et le SPF Economie sont représentés. L’administration met tout en oeuvre pour obtenir l’avis du Conseil d’Etat avant les vacances d’été, qui commenceront le 21 juillet.”

Pour les sociétés que les banques font actuellement passer par-dessus bord, il va falloir, jusqu’à ce que cette bouée de sauvetage leur soit jetée, survivre sans comptes belges. Reste à savoir si le service bancaire de base, par définition rudimentaire, suffira à des entreprises appelées à effectuer de nombreux paiement internationaux, pour des montants élevés.

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