L’art comme investissement alternatif: “Les prix élevés des oeuvres d’art ne sont pas nécessairement irrationnels”

Christophe Spaenjers : "Il me semble plus irrationnel d'acheter de l'or que de l'art, parce qu'aucun plaisir n'y est lié. À moins d'en faire des bijoux" © Franky Verdickt
Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

Les deux plus grandes maisons de ventes aux enchères britanniques seront bientôt aux mains de milliardaires français. Nous avons parlé des modifications dans le paysage des investissements matériels avec le professeur et chercheur Christophe Spaenjers, qui connaît ce petit monde comme sa poche.

Sotheby’s, la grande maison de ventes aux enchères, passera bientôt aux mains privées, après 31 ans en Bourse. Patrick Drahi, le magnat français des médias et collectionneur d’art, a fait une offre de 3,7 milliards de dollars aux actionnaires de Sotheby’s. La maison concurrente, Christie’s, est depuis 1998 la propriété d’un autre milliardaire français, François Pinault.

Chez Sotheby’s, l’art, le vin, les antiquités, et autres objets de collection et de valeur passent sous le marteau des commissaires-priseurs. Plus de 80% des ventes aux enchères d’art qui rapportent plus d’un million d’euros ont lieu chez Sotheby’s ou Christie’s. Pour les lots les plus chers, les deux maisons de vente aux enchères se disputent le marché. “Lorsqu’il s’agit de vendre aux enchères des oeuvres rares ou médiatisées, Sotheby’s et Christie’s sont en concurrence. Les vendeurs sont alors en mesure de négocier les coûts en dessous de zéro”, explique Christophe Spaenjers, l’un des plus grands connaisseurs en investissements alternatifs et objets de collection dans notre pays. Ses recherches portent sur les rendements historiques des investissements matériels et il enseigne à l’École des hautes études commerciales (HEC) à Paris.

Les acheteurs et vendeurs reçoivent-ils forcément une note salée des maisons de vente aux enchères ?

CHRISTOPHE SPAENJERS. “Seuls les prix déboursés par les acheteurs sont des informations publiques. Les sommes payées par les vendeurs sont souvent obscures. Les coûts de transaction sont généralement élevés, c’est vrai. Pour le marché de l’art, ils atteignent rapidement 25 à 30%, sans parler des taxes, qui varient d’un pays à l’autre.”

Ces coûts élevés se justifient-ils ?

CS. “Les maisons de ventes aux enchères sont difficiles à remplacer. D’une certaine manière, elles ajoutent un cachet aux oeuvres d’art. Les intermédiaires doivent effectuer un contrôle d’authenticité. Les maisons de ventes doivent souscrire une assurance. Ce sont elles qui alimentent le marché, cherchent des acheteurs potentiels prêts à enchérir les uns contre les autres. Ce sont de grosses machines à vendre. Elles s’occupent de la promotion. Elles vont parfois jusqu’à créer un livre entier sur une oeuvre d’art chère afin de pouvoir mieux la vendre. Au bout du compte, leurs marges bénéficiaires ne sont pas exubérantes.”

Vous avez effectué des recherches sur l’intelligence artificielle et sa capacité à estimer les prix des oeuvres d’art. La numérisation va-t-elle bouleverser le marché de l’art selon vous ?

CS. “Nous avons développé un algorithme pour prévoir les prix de vente aux enchères à partir de toutes les informations disponibles sur l’oeuvre d’art, l’ensemble des prix de vente d’oeuvres similaires à travers l’histoire, etc. En résumé, notre machine ne prédit pas mieux les prix, mais la combinaison des estimations de l’homme et de la machine est plus précise que l’humain seul. Bien entendu, il se peut également que l’estimation de la maison de vente aux enchères influence les acheteurs dans leurs offres.

Dans quelques cas, notre algorithme a pu estimer le prix de vente avec plus de précision que les experts de la maison de vente aux enchères. Ceux-ci font parfois preuve de partialité ou cèdent à un préjugé qui les amène à des estimations erronées. Si par exemple les prix des oeuvres d’art d’une période ou d’un genre particulier ont fortement baissé parce qu’elles sont démodées, les estimateurs n’osent pas faire diminuer le montant escompté au niveau de ces transactions récentes. La machine le fait. Elle est également plus efficace pour les oeuvres bon marché. Peut-être parce que les maisons de vente y consacrent moins de temps.”

L’art est-il un investissement comme un autre ?

CS. “Il existe un marché de l’art, en fonction duquel les prix sont établis. Il ne s’agit pas d’un investissement comme les actions ou les obligations, mais on pourrait le comparer à l’immobilier. C’est un bien durable qui a une valeur de revente si vous souhaitez vous en défaire. En principe, contrairement aux biens immobiliers, il n’y a pas de revenus provenant de la location d’oeuvres d’art. C’est là une différence.

Mais une maison ou un appartement dans lequel vous habitez jusqu’à ce que vous le vendiez ne rapporte rien non plus. Vous en jouissez. Vous pouvez savoir à combien s’élève le loyer d’un bien similaire dans la région. Si vous possédez votre propre habitation, vous économisez un loyer. Elle ne génère pas de revenu locatif, mais bien un revenu implicite.”

En cas de revenus locatifs, vous pouvez estimer les flux de trésorerie futurs pour les biens immobiliers comme pour les sociétés. C’est plus difficile pour les placements alternatifs comme l’art. Existe-t-il un moyen rationnel d’estimer la valeur d’une oeuvre d’art ?

CS. “Les prix élevés des oeuvres d’art ne sont pas nécessairement irrationnels. Si vous possédez un tableau par exemple, vous ne recevez pas de dividendes ou d’intérêts. Mais vous pouvez prendre plaisir à le regarder. Il y a un dividende émotionnel qui est très personnel, ainsi qu’une valeur de revente. Tout cela est difficile à quantifier, mais ce n’est pas une utopie. Il me semble plus irrationnel d’acheter de l’or par exemple, parce qu’aucun plaisir n’y est lié. À moins d’en faire des bijoux.”

Les taux d’intérêt historiquement bas ont revu les prix de tous les types d’actifs à la hausse. Cela vaut-il également pour les placements alternatifs tels que l’art ?

CS. “En raison de la chute des placements traditionnels, certains investisseurs sont devenus actifs sur des marchés dont ils ne se préoccupaient pas il y a dix ans. Il s’agit de personnes qui, souvent, ne connaissent pas bien le marché et n’envisagent pas d’effectuer une étude de marché. Elles se tournent vers des noms connus, en espérant que ceux-ci ne perdront pas de valeur. Elles n’ont aucune certitude sur les goûts futurs des investisseurs et des collectionneurs. Les inégalités au sein de la société se sont accentuées et elles se reflètent également sur ce genre de marchés. Les produits de luxe les plus précieux sont devenus encore plus chers ces dernières années. Cela concerne un petit nombre de transactions, qui appliquent des prix très élevés et où il ne semble y avoir aucune limite. Les prix dans les couches inférieures ont beaucoup moins évolué. La plupart des prix sont encore déterminés par les collectionneurs ou les amateurs d’art.”

Les estimations des agents immobiliers peuvent également influencer le comportement des acheteurs et des vendeurs. Est-ce qu’un agent immobilier a intérêt à sous-estimer une maison ?

CS. “Un agent immobilier obtient un pourcentage du prix de vente. À première vue, on pourrait penser qu’il serait dans son intérêt de proposer une estimation la plus élevée possible. Y compris pour plaire au client, parce que le vendeur préfère toujours se laisser dire que sa maison a beaucoup de valeur. A contrario, si le vendeur n’est pas pressé et n’a pas besoin d’argent dans l’immédiat, il a intérêt à attendre qu’un acheteur prêt à débourser un peu plus se manifeste. Avec cette petite commission supplémentaire, l’agent immobilier ne gagne pas suffisamment pour continuer à mettre la maison sous les feux des projecteurs, organiser des visites, etc. pendant plusieurs mois. Il est donc dans son intérêt que la maison soit vendue rapidement afin d’être rémunéré. C’est pourquoi il est important que le vendeur connaisse les motivations des intermédiaires.”

Traduction : virginie·dupont·sprl

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