“Une entreprise peu performante en matière de durabilité court des risques”

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C’est ce qu’explique Antoine Sorange, de chez Amundi. Le directeur des investissements durables au sein du plus grand gestionnaire de portefeuille européen n’a pas peur de jeter son poids de 186 milliards d’euros dans la balance. “Nous sommes dans une position qui nous permet de faire passer un message.”

“Je veux sauver la planète. Vous devrez donc vous contenter d’un peu moins de rendement, sourit Antoine Sorange. Aucun gestionnaire de fonds ne peut faire passer un tel message auprès de son client. ” Le Français dirige l’analyse ESG chez Amundi, un géant financier qui gère près de 300 milliards d’euros. Avec son équipe de 11 analystes, il attribue aux entreprises un score en matière d’environnement, de social et de gouvernance, en abrégé ESG. ” La question ne fait plus débat aujourd’hui. Les analyses ESG contribuent à un meilleur rendement. ”

Lorsque Antoine Sorange s’est lancé dans les analyses ESG en 2003, Amundi comptait 400 millions d’euros d’investissements estampillés ” socialement responsable ” (ISR). Aujourd’hui, ces investissements s’élèvent à 168 milliards d’euros. Une croissance spectaculaire qui s’explique par plusieurs raisons. ” Tout d’abord, lorsque l’on se concentre uniquement sur les ratios financiers, on manque une partie de la réalité. Deuxièmement, les investisseurs ne veulent pas être liés avec des investissements controversés. Troisièmement, nos clients comprennent que l’investissement durable a réellement un impact, car le changement climatique ou la pénurie d’eau est aujourd’hui une réalité pour tout le monde. ”

Antoine Sorange, directeur de l'analyse ESG chez Amundi
Antoine Sorange, directeur de l’analyse ESG chez Amundi© PG

ANTOINE SORANGE. Le premier choix que vous devez faire, c’est celui d’un produit qui correspond à vos valeurs. De nombreux fonds investissent dans les meilleures entreprises d’un secteur, même si elles sont polluantes. Avec une telle approche best in class, votre fonds pourra donc être investi dans les entreprises minières les moins polluantes. En outre, il existe de nombreux fonds thématiques, qui investissent par exemple dans l’énergie renouvelable. Ce sont des fonds ” purement durables “, mais ils sont beaucoup plus risqués, parce que ces entreprises sont souvent plus petites.

Une fois que vous avez fait ce choix, il existe des outils qui permettent d’identifier ceux qui se soucient réellement de la durabilité. Voyez par exemple le score du fonds concernant les Principes de l’investissement responsable (PRI), un système de notation des Nations unies. En Europe, le code de transparence prescrit également qu’un gestionnaire de fonds doit expliquer de manière claire et détaillée ce qu’il fait. Et de nombreux fonds sont certifiés par un institut indépendant.

La plupart des fonds investissent dans les meilleurs élèves de la classe. Pourquoi ne pas investir dans le deuxième pour les inciter à faire mieux ?

Une entreprise qui obtient de mauvaises notes au terme d’une analyse ESG est une entreprise qui court des risques. Et tant que tous les risques ne sont pas bien gérés, nous n’y investirons pas. Nous parlons avec certaines entreprises, nous les encourageons à faire mieux. Et souvent, elles nous demandent elles-mêmes ce qu’elles peuvent faire pour entrer en considération pour un investissement.

La grande frustration des analystes ESG est qu’ils ne sont spécialistes de rien.

Les entreprises prennent-elles les analyses ESG au sérieux ?

” Absolument. Nous avons commencé avec 400 millions d’euros en gestion. A l’époque, nous devions vraiment insister pour pouvoir décrocher un rendez-vous. Tout a changé aujourd’hui. Des entreprises veulent savoir ce qu’elles peuvent faire pour s’améliorer. Nous menons un dialogue constructif. Certaines ONG diront que nous devons être plus stricts, mais ce n’est pas notre rôle.

Ce que les gens oublient parfois, c’est que chaque société a sa complexité propre. Nous nous entretenons avec les managers au sein de l’entreprise. Certains adoptent une attitude positive envers des produits plus durables, d’autres sont plus réticents. Lorsque nous encourageons une entreprise à produire durablement, nous soutenons ainsi ceux qui veulent déjà oeuvrer dans cette voie.

Comment une telle analyse ESG fonctionne-t-elle dans la pratique ? Allez-vous jeter un coup d’oeil dans les containers derrière les usines pour voir si les déchets sont bien triés ?

Nous ne nous rendons presque jamais sur place. Cela représenterait trop de voyages. La grande frustration des analystes ESG est qu’ils ne sont spécialistes de rien. Nous suivons 40 secteurs, avec des règles qui sont différentes sur chaque continent. C’est très complexe.

Dans la pratique, nous adressons d’abord à des spécialistes du domaine pour un examen d’un thème précis, comme une ONG s’il s’agit de droits de l’homme. Nous essayons ainsi de comprendre ce que nous pouvons demander aux entreprises, et ce qu’il est impossible d’exiger.

Les ONG acceptent-elles de collaborer avec les financiers ?

Oui, pour la plupart, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout. Elles savent que nous sommes actionnaires et que nous disposons donc de leviers au sein de ces entreprises. Nous nous trouvons dans une meilleure position pour faire passer un message.

Comment une équipe de 12 personnes peut-elle analyser plusieurs milliers d’entreprises ?

Nous notons 5.000 entreprises. Nous sommes donc tributaires de fournisseurs de données ESG externes. Si elles disent toutes que l’entreprise est performante dans un domaine donné, nous n’allons pas le contrôler à nouveau. Nous ne procédons à notre propre analyse que lorsque les opinions divergent.

En quoi un analyste ESG diffère-t-il d’un analyste financier ” ordinaire ” ?

Les sujets sur lesquels nous travaillons sont si divers qu’il n’existe pas de formation. J’ai surtout besoin d’une équipe complémentaire. Mes collaborateurs ont dès lors des backgrounds très différents. Mais nous partageons une grande curiosité et la capacité de consulter un très large éventail de sources et d’en tirer une synthèse.

Que se passe-t-il si votre collègue analyste financier trouve une entreprise affichant une valorisation très intéressante, mais que vous vous heurtez sur un problème de droits de l’homme ?

Parfois, il y a un débat, mais nous avons des règles : une entreprise qui obtient un mauvais score en matière d’ESG est exclue, quelle que soit la valorisation financière. Mais lorsqu’un analyste financier est très positif sur une action, je vais recontrôler pourquoi je suis si négatif.

Y a-t-il des problèmes dont vous tenez déjà compte, mais qui n’attirent pas encore vraiment l’attention des analystes financiers ?

Nous avons récemment mené une étude sur tous les risques potentiels de notre alimentation : antibiotiques, pesticides, perturbateurs endocriniens et nanotechnologies (permettant d’influencer les cellules afin, par exemple, de prolonger la durée de conservation d’aliments, Ndlr). Cela devient un problème gigantesque.

Comment réagissent les entreprises lorsque vous leur soumettez une telle question qui n’aura peut-être un impact que dans 10 ans ?

De nombreuses entreprises refusent encore de parler des perturbateurs endocriniens, par exemple. Elles se cachent derrière le fait qu’il n’existe pas encore de définition claire, ou qu’ils ne sont pas interdits par la loi.

Quand une entreprise décide de mentir, elle ment à tous les investisseurs, y compris ceux qui misent sur le durable.

En tant qu’investisseur, voulez-vous que les entreprises s’en préoccupent ?

Absolument. Prenez l’exemple de l’amiante. La loi a été adaptée avec plusieurs années de retard, mais les producteurs d’amiante ont finalement subi de graves dommages. Il se peut que nous prenions le même chemin avec les perturbateurs endocriniens : dans 10 ans, nous ne comprendrons peut-être plus comment nous avons pu les tolérer un jour dans notre alimentation. Les entreprises courent donc un risque juridique : peut-être sont-ils nocifs, peut-être pas. Mais je veux d’ores et déjà savoir si les entreprises tiennent compte de ce risque et comment elles communiquent avec leurs clients à ce propos.

Vous demandez ainsi aux entreprises de faire des investissements que ne font peut-être pas leurs concurrents

Nous ne leur demandons pas de bannir déjà les perturbateurs endocriniens. Mais peut-être en tireront-elles à terme un avantage compétitif. De plus en plus de consommateurs ne veulent plus d’aliments qui pourraient être nocifs pour leur santé. Vous pouvez donc également obtenir un avantage en étant les premiers à réagir et à garantir que vos produits ne comprennent ni perturbateurs endocriniens, ni antibiotiques, ni pesticides.

Pourquoi un analyste ESG ne peut-il pas protéger l’investisseur d’un fiasco comme le scandale du diesel ?

Nous n’avons pas de boule de cristal. Notre objectif est de détecter des signaux lorsqu’un problème se dessine dans une entreprise. Mais quand une entreprise décide de mentir, elle ment à tous les investisseurs, y compris ceux qui misent sur le durable. Si vous interrogez un constructeur automobile sur les émissions et les recherches qu’il mène pour les diminuer, il ne vous dira pas qu’il développe un logiciel spécial destiné à faire paraître ses voitures plus propres. Les analystes qui disent qu’ils peuvent le remarquer grâce à une analyse ESG ne servent pas l’intérêt de l’investissement durable.

Pour terminer, les analyses ESG et les investissements durables peuvent-ils contribuer à éviter les crises financières ?

(Il hésite). Peut-être. Aux Etats-Unis, le président Donald Trump veut par exemple à nouveau assouplir les règles bancaires. En tant qu’analystes ESG, nous pouvons dire : même si les règles sont moins strictes, nous posons toujours les mêmes exigences. Sans quoi nous n’investirons pas. De cette manière, nous pouvons effectivement contribuer à un système financier plus stable et nous pourrons peut-être parer à une nouvelle crise. Mais ce n’est pas certain. Nous ne sommes pas si puissants que cela. ”

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