“Le secteur des pensions complémentaires est inquiet”

Karine Lalieux
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Ilse De Witte Journaliste chez Trends Magazine

Le gouvernement De Croo souffle le chaud et le froid sur les pensions complémentaires. L’épargne constituée par les travailleurs, la plupart du temps avec l’aide de leur employeur, va-t-elle être davantage imposée?

L’accord de gouvernement du 30 septembre 2020 invitait les partenaires sociaux “à réfléchir à la manière dont chaque salarié peut être couvert dans les meilleurs délais par un régime de retraite complémentaire comportant une cotisation d’au moins 3% du salaire brut”. Près de 4 millions de travailleurs salariés ou indépendants, soit les trois quarts de cette population active, cotisent déjà pour leurs vieux jours dans un fonds de pension ou une assurance groupe. Les réserves ainsi constituées viendront s’ajouter à leur pension légale, dans une tentative de combler, du moins en partie, le fossé qui la séparera du dernier salaire.

Le texte évoque également une étude de l’efficience de la politique actuelle. Le gouvernement encourage en effet la constitution d’une pension complémentaire – le fameux deuxième pilier – en accordant des réductions d’impôts et de cotisations de sécurité sociale. Petit exemple chiffré: l’employeur qui dispose d’un budget de 100 euros peut, déduction faite des impôts et des cotisations de sécurité sociale, payer un salaire ou une prime de 35,95 euros net. Mais il peut aussi, avec ce même budget, verser 85,66 euros dans une assurance groupe ; lorsqu’il fera valoir ses droits à la retraite, le bénéficiaire sera certes redevable d’un impôt d’un peu plus de 10% et d’une cotisation de solidarité de 2% sur le capital perçu, mais quoi qu’il en soit, sa pension complémentaire sera financièrement plus intéressante que ce qu’aurait été une augmentation de salaire.

Tôt ou tard, il va falloir débattre de ce que les pouvoirs publics doivent subsidier.” Yves Stevens, KULeuven

Ne pas jeter le bébé…

La ministre des Pensions, Karine Lalieux (PS), présentera son plan de réforme en septembre. Nous avons demandé à son cabinet si le deuxième pilier serait affecté. “La réforme comportera de nombreux points”, nous a répondu Jurgen Masure, son porte-parole. Il a également évoqué le passage de l’accord de gouvernement: “Nous estimons important que le deuxième pilier de pension se généralise et soit par conséquent plus accessible”. Nous devrons donc nous contenter pour l’instant de cette réponse. En février de cette année, la ministre avait exprimé son intention de lutter contre les “excès”, pour rendre ce deuxième pilier accessible à tous les travailleurs.

Pour Philip Neyt, président de l’ASBL PensioPlus, il faut veiller à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. “Si excès il y a, il faut évidemment s’y attaquer. Mais une taxe dite ‘cotisation Wijninckx’ permet depuis des années de soumettre les pensions complémentaires très élevées à une contribution de sécurité sociale spéciale. Et avec la Banque de données des pensions du deuxième pilier, le gouvernement dispose de tous les outils dont il a besoin pour mener une politique ciblée”, détaille Philip Neyt, qui craint qu’une taxation généralisée ou des réformes de grande ampleur ne minent la confiance du public dans les pensions du deuxième pilier, au détriment de leur démocratisation.

Le président de PensioPlus poursuit: “Car on peut retourner le problème dans tous les sens: la pension du deuxième pilier est indispensable. Il suffit de considérer le ratio de remplacement ( le rapport entre la pension nette et le salaire net, Ndlr) ou encore la facture du séjour en maison de retraite: la pension légale ne suffit en aucun cas à conserver un niveau de vie décent. Pour nous, il est évident qu’elle doit être augmentée. De même, du reste, que la pension complémentaire: l’une ne va pas sans l’autre.”

D’autant que l’épargne, souvent constituée par une contribution de l’employeur, peut différer considérablement d’un retraité à l’autre. Au mois de novembre 2020, la Cour des comptes avait calculé que 1% des bénéficiaires d’une pension complémentaire en 2017 avait recueilli 20% des capitaux totaux ; simultanément, 70% des pensionnés n’avaient perçu que 10% des pensions complémentaires versées. Au sein du gouvernement, cette inégalité fait surtout bondir les socialistes, dont la vision est diamétralement opposée à celle des libéraux.

Question idéologique

“C’est aussi une question idéologique, reconnaît Yves Stevens, professeur à la KULeuven. A partir de quand y a-t-il constitution de patrimoine? Jusqu’où parle-t-on de pension? Jusqu’à quel niveau le gouvernement doit-il soutenir la constitution d’une pension complémentaire et quand doit-il commencer à prélever un impôt? Je pense que ces sujets ne font pas encore consensus au sein de la majorité.”

“Le secteur est très inquiet car plusieurs études, qui se sont succédé à un rythme très rapide, ont pour la première fois remis en question les flux budgétaires de la pension complémentaire, poursuit l’expert. Nous voyons le déficit public se creuser. Tôt ou tard, il va falloir débattre de ce que les pouvoirs publics doivent subsidier. Aux efforts consentis au profit de la pension extralégale s’ajoutent les écochèques, les chèques consommation, les voitures de société, etc.: une partie du salaire est remplacée par diverses rémunérations éphémères, dont toutes ou presque bénéficient d’un régime fiscal ou parafiscal avantageux.”

En mai, la ministre Karine Lalieux a demandé au Bureau du Plan de calculer les revenus dont le régime fiscal et parafiscal avantageux des pensions complémentaires prive les caisses de l’Etat. Selon l’institution, si les montants versés en 2018 avaient été imposés comme des rémunérations, le Trésor y aurait gagné 3,5 milliards d’euros: 2 milliards au niveau des salariés et 1,5 milliard au niveau des indépendants. Cet exercice théorique a considéré que le budget total consacré par les employeurs était orienté à la hausse ; à budget inchangé, l’Etat n’y aurait gagné “que” 2,97 milliards d’euros.

Reste que les partenaires sociaux actifs au sein d’une entreprise ou d’un secteur seront peu enclins à mettre sur pied ou même à maintenir un plan de pension s’ils n’y sont plus encouragés par les pouvoirs publics. Car la pension complémentaire est un salaire – et donc une consommation – reporté, accepté en échange de la promesse d’y perdre moins en pouvoir d’achat. D’autant que le rendement garanti sur les contributions des employeurs n’atteint déjà plus aujourd’hui que 1,75%, contre 3,25% en 2003, lors de la publication de la loi relative aux pensions complémentaires.

“Perdre des milliards”

Il est normal que le gouvernement se préoccupe de l’usage fait des subventions qu’il accorde. Imaginons que les assureurs et les fonds de pension portent en compte des frais élevés, tout en ne réalisant que de faibles rendements: il faudrait alors identifier de meilleurs moyens de protéger les retraités. A ce jour et à notre connaissance, ces frais n’ont jamais été étudiés. Et aucune analyse coûts/profits n’a été réalisée.

Le plus grand avantage de la pension complémentaire réside dans le fait qu’elle permet d’épargner aujourd’hui pour financer la retraite de demain. A l’inverse, la pension légale est un système de répartition dans le cadre duquel les travailleurs actuels financent les retraites d’aujourd’hui. Or, le vieillissement de la population met ce principe à mal.

En février toujours, la ministre Lalieux avait affirmé qu’il était inacceptable que le gouvernement “perde des milliards d’euros de recettes pour un système qui n’est pas distributif”. Le professeur Yves Stevens rappelle qu’à l’heure actuelle, la redistribution, du moins en matière de pension légale, s’opère durant la carrière: à partir d’un certain niveau de revenu, les salariés et les indépendants ne constituent plus de droits de pension. Ce qui contribue à expliquer pourquoi la différence entre le dernier salaire et la pension est, dans leur cas, si élevée.

Yves Stevens
Yves Stevens© PG

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