Les Pages d’Or : Une drôle de faillite

A chaque salve d'envois de bottins, Truvo recevait de nombreuses réclamations de destinataires mécontents. Avant sa faillite, l'éditeur avait mal négocié le virage numérique. © Jonas Gilles/Reporters

Les Pages d’Or sont mortes le 28 juin dernier. Truvo, la société éditrice du bottin, a déposé le bilan. Rien d’étonnant, vu la désuétude de l’annuaire. La faillite surprend pourtant. Apparemment moins motivée par la situation financière de l’entreprise que par la volonté du repreneur de supprimer, sans l’air d’y toucher, un certain nombre d’emplois.

L’édition 2015-2016 n’a plus l’épaisseur d’antan. La brique d’autrefois a fondu au fil des ans, de manière inversement proportionnelle à la prise de pouvoir du téléphone mobile. A peine 2,2 millions de copies expédiées, contre encore 3 millions six ans plus tôt. Comme à chaque salve annuelle d’envois, une même vague protestataire de destinataires étonnés/irrités d’avoir reçu un bottin a répondu. Obsolète ! Gaspillage ! Qui le compulse encore ? Direction le bac à papier. Et merci de ne plus en envoyer.

Le repreneur, FCR Media Belgium, n’a que le digital à la bouche.

Ces indignés de l’annuaire auraient peut-être dû conserver ce dernier exemplaire. Sans doute l’ultime relique d’un temps révolu, où il était plus naturel de diffuser à tous son adresse postale que ses photos privées. Truvo, l’éditeur des Pages d’Or (et propriétaire des agences soeurs Blue Bees), a fait faillite. La plus importante (530 travailleurs) depuis le début de l’année. Et son repreneur, FCR Media Belgium, n’a que le digital à la bouche. Inéluctable évolution. Mais évitable banqueroute ?

Difficile de le nier, Truvo traînait sa dette comme un boulet. Une dette qui avait commencé à s’enraciner dès 2004, lorsque la firme (qui se nommait alors Promedia) avait été rachetée par Apax Partners et Cinven. Deux fonds de private equity qui avaient alors déboursé 2,1 milliards d’euros. A l’époque, les résultats étaient déjà plombés de 902 millions. Vinrent s’y greffer les frais engrangés pour financer l’opération, business as usual lors d’un rachat. Beaucoup moins habituel, en revanche : la crise financière, pan ! dans les dents. Puis le virage numérique, mal négocié, trop tardif.

Deux uppercuts, coup sur coup, alors que l’entreprise était déjà estropiée. Truvo a frisé l’agonie. Près de 2,2 milliards de dettes cumulées en 2008, puis 2,5 l’année suivante. Et un chiffre d’affaires en dégringolade : 224 millions en 2008, 161 en 2010… Cette année-là, une renégociation de la dette est entamée. Apax et Cinven sont éjectés, les créanciers prennent la main. La firme se déleste également de ses activités à l’étranger. L’emploi est raboté (667 équivalents temps plein en 2009, 541 en 2012).

Le bout du tunnel

La cure d’amaigrissement ramène les dettes cumulées à 165 millions, selon les comptes publiés le 30 avril 2015. Le 5 juin suivant, l’entreprise anversoise annonce même fièrement dans L’Echo et De Tijd avoir ramené sa dette à 15 millions. Waouh ! Le titre de l’article : “Truvo voit enfin le bout du tunnel”. Alors une faillite un an plus tard, vraiment ?

Le dépôt de bilan semble d’autant plus incongru que le repreneur, FCR Media, avait déjà finalisé les démarches avant que la faillite ne soit prononcée le 28 juin dernier. Pour bien comprendre, rapide rétrospective. Au lendemain de la banqueroute, les syndicats s’inquiètent de ne trouver de trace de FCR Media Belgium nulle part. Ni sur le site de la maison mère estonienne, qui revendique onze filiales à travers le monde, mais aucune dans le plat pays. Ni dans les fichiers de la Banque nationale de Belgique. Ni au Moniteur.

Le numéro d’entreprise mentionné sur Pagesdor.be correspond à une firme baptisée Somegi. Basée rue Royale, à Bruxelles, fondée en novembre 2008, à l’activité pas franchement débordante : un capital de 6 500 euros, une marge brute de… 307 euros déclarée en 2015. L’unique administrateur est Intertrust, un bureau bruxellois qui propose à ses clients de les faire bénéficier des “avantages du business belge” et de “certains arrangements intéressants” permis par notre loi nationale.

Bref, Intertrust crée des structures qui vivotent jusqu’à ce qu’une entreprise étrangère ait besoin d’un ” pied-à-terre” belge. FCR Media a utilisé ce service “pour faciliter l’acquisition des activités de Truvo”, détaille-t-elle. Tout à fait légal, tout à fait rapide : il suffit de modifier le nom de l’administrateur. Ce qui, dans ce cas-ci, fut effectué officiellement le 24 juin dernier. Intertrust a cédé sa place à Jon Martin Martinsen, CEO de FCR Media. Quatre jours avant la “faillite”.

“Une entourloupe !”

Les guillemets s’imposent. Car Truvo n’était apparemment pas incapable de payer ses créanciers et ceux-ci n’avaient pas perdu confiance, puisque la firme avait drastiquement redressé ses comptes. Alors, pourquoi pas une simple vente, un repreneur étant déjà dans les starting-blocks ? ” Une entourloupe pour ne pas devoir reprendre l’ensemble des travailleurs “, peste Raymond Vrijdaghs, permanent principal à la CNE Liège.

Plusieurs experts en transmission d’entreprise confirment. Lorsqu’une société (qui n’est pas en procédure de réorganisation judiciaire) est rachetée, l’acquéreur se doit de maintenir la totalité des travailleurs. Une condition inexistante en cas de faillite. “Même si c’est très difficile à vivre pour les travailleurs, cela permet de nettoyer économiquement la structure, pointe Jean-Pierre Riquet, conseiller juridique et fiscal pour le Centre des entreprises en difficultés. D’autant qu’en règle générale, il y a souvent dans le passif social des canards boiteux, des gens en maladie de longue durée… dont le repreneur n’a pas envie d’hériter.”

Licencier pour mieux recruter ?

FCR Media Belgium a officiellement repris Truvo le 1er juillet dernier. Ainsi que 310 des 530 travailleurs. Sauveur inespéré ou licencieur déguisé, selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. Le curateur désigné par le tribunal d’Anvers n’aura pas eu le temps d’examiner d’éventuelles autres offres (mais y en aurait-il eu ?).

Les salariés lésés, essentiellement ceux des sites de Liège, Gand et Zaventem, sont d’autant plus écoeurés que le repreneur a depuis lancé plusieurs… recrutements. “Certains postes étaient déjà ouverts sous Truvo, justifie la société. Puis, en raison de la transformation numérique, nous sommes à la recherche d’autres profils. Enfin, dans certaines branches comme la vente à distance, les engagements sont fréquents.”

Le bottin n’a définitivement plus l’épaisseur d’antan.

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